La première moitié du vingtième siècle fut le temps des utopies de mondes nouveaux et d’hommes nouveaux « faits » pour ces mondes nouveaux, table rase ayant été faite des mondes anciens et des humanités anciennes : l’homo sovieticus, ou le prolétaire idéal, moulé, adapté et consacré au monde nouveau léniniste et stalinien, l’homme aryen national socialiste, moulé, adapté et consacré au troisième Reich hitlérien, l’homme nippon kamikaze moulé, adapté et consacré à la grandeur d’un Japon centre du monde gouverné par l’être divin Hirohito, l’homme nouveau communiste chinois moulé, adapté et consacré à l’empire de la Chine maoïste. Cette naissance de l’home nouveau utopique étant souvent une résurrection, la résurrection d’un homme ancien mythique, le russe mythique, l’allemand mythique, le samouraï mythique, le « vrai pur français » mythique pour la révolution nationale de Pétain et Vichy, Téâ Kanaké pour le rêve kanaky.
Accusé, l’utopie, coupable, l’utopie. Ces utopies communistes et nationalistes, responsables de l’enfer de millions de femmes et d’hommes, causes de conflits monstrueux et du massacre par millions de ces malheureux « hommes nouveaux », ont pâli ou se sont éteintes après la deuxième guerre mondiale. Des persistances calcifiées de ces systèmes ont résisté et perduré durant la deuxième moitié du XXème siècle en Asie et dans le bloc de l’Est. Des résurgences sont ponctuellement apparues au cours de quelques décolonisations ou libérations en Afrique et en Asie, homme nouveau du Zimbabwe ou de la Corée du Nord, mais le XXIème n’est globalement plus le siècle des idéologies et des utopies.
Sauf qu’en Nouvelle-Calédonie, des résidus de cette idéologie périmée du XXème siècle ont été ramenés tardivement par des « missionnaires » catholiques des années soixante, Declercq, Deteix, par des étudiants mélanésiens et chercheurs dans cette sociologie si imprégnée de ces vieilles lunes communistes, par des séminaristes défroqués, Machoro, Tjibaou, à l’image d’une Église en mal de Dieu et en quête d’humain divin.
Au cours des années soixante-dix et quatre-vingt ces résidus d’idéologies de la rédemption politique et ces restes de semence utopique ont été semées un peu partout et engraissée à grands renforts d’engrais médiatiques, politiques et économiques : la Calédonie nouvelle devait apparaître, l’avènement de l’homme nouveau calédonien était programmé. La propagande pour la nouvelle Jérusalem Kanaky et pour l’homo-du-pays-nouveau était en route. Cet avatar tardif des idéologies du siècle passé prospère encore aujourd’hui avec la dévouée collaboration des politiques, des intellectuels, des journalistes, des enseignants, des universitaires, des juristes, des économistes, tout comme ces gens-là ont collaboré en d’autres temps et en d’autres lieux à la floraison d’autres idéologies totalitaires et d’autres laboratoires de l’homme parfait.
L’idéologie calédonienne obsolète d’un monde nouveau, genre URSS, Reich ou Révolution Culturelle, transpire à travers toutes les formules incantatoires et allégories fleuries de la collection Destin Commun, aussi poétiques que celles du « grand timonier » Mao et de son « grand bond en avant » et autre « tigres de papier » : le pays doit être « avenir partagé », « pays à construire », « économie souveraine », « petite nation », « jour d’après », ou bien il n’est pas.
L’utopie calédonienne de l’avènement d’une homme nouveau caldo-kanak du Pacifique se manifeste à travers tous les attributs sacralisés dont il doit être doté : l’homo caledonensis doit être « pays », « citoyen », « éclairé », habité des « valeurs océaniennes », inscrit dans la zone et la sphère du Fer de Lance et de la CPS, ou bien il n’est pas.
Ce qui a déjà été fait, défriché, cultivé, produit, construit, organisé, institué ? Les cultures, les histoires, les patrimoines ? Nos mémoires, nos récits asiatiques, polynésiens, occidentaux ? Rien. Rien du tout. Il ne s’est rien passé.
Table rase de la France ancienne et de nos personnalités anciennes, le pays est à construire, tout est à faire. L’homme nouveau, homo liber caledonensis, est à créer, il faut tout lui programmer.
Voilà le plan totalitaire kanako-calédoniens, servi avec presque cent ans de retard, dans un monde globalisé. L’utopie des Goa, Wamytan, Néaoutyine, Gomès, Frogier peut prêter à sourire, leur homme nouveau océano-coutumier peut sembler ridicule, et bien plus archaïque que nouveau, sous nos cieux tropicaux cléments et souriants. Mais pourrons-nous en dénoncer demain la folie dérisoire comme Soljenitsyne, ou Kundera, ou Orwell ou Chaplin l’ont fait ? Car les maîtres du « pays à construire », programmateurs de l’homme nouveau, ont bien les moyens de rendre demain cette utopie crétine coercitive et beaucoup moins clémente et souriante au jour d’après, avec ou sans consensus, et plutôt sans éclairage qu’avec….