Il s’est levé tôt, c’est les vacances, petites vacances. Monsieur Poivre est arrivé, avait dit le Centre Tjibaou. C’est une pointure du Culturel maintenant, du Quai d’Orsay. Ils doivent prendre le petit déjeuner à son hôtel, à l’Anse Vata. Il prend déjà un café en tout cas, sur sa véranda. Le jardin mousse de rayons, sans être un petit val, spacieux, limite luxueux. La pelouse est nette. Tous les arbres sont en place, en ordre, entre les taches de soleil insolentes. Tout le monde dort encore. C’est clair, c’est vert, c’est doré, c’est taillé, c’est précis, c’est piqué comme du Nikon. Les palmes des cocotiers bougent un peu. Les chats se jouent en silence, comme les enfants du loup . C’est la bonne heure.
Mer d’huile. Les bateaux sont déjà partis à la pêche. La banlieue de Nouméa, tranquille aussi, pas d’embouteillages, c’est propre, c’est frais, ça roule, nickel. Et puis la ville, Le Nickel, fumée rouge, et puis les baies et les beaux quartiers. Il s’arrête au Rocher à la Voile, à la pointe de la Baie des Citrons, histoire de fumer une cigarette, de réfléchir un peu.
Il a attendu à la réception. J’appelle monsieur Poivre. Il arrive. Vous pouvez vous asseoir. Je poireaute. Il vient, chauve, ou plutôt rasé, courtaud, épais, mâchoires carrées, sourire large, encore bien, avantageux, séducteur, costume gris clair, brillant, chemise blanche ouverte, comme avant. Comment ça va ? Poignée de main ferme, franche, chaleureuse.
Ils sortent de l’hôtel, marchent jusqu’à une terrasse du nouveau complexe, genre mexicain, histoire de lui montrer, de lui faire voir qu’il connaît, qu’il est chez lui, que c’est bien, qu’il y a la mer devant, plate, lisse, un peu brumeuse de trop de beau temps, avec quelques baigneurs, des bateaux qui passent au fond, des planchistes qui filent devant, un petit avion dans le ciel, comme une planche parfaite du Larousse au mot plage, monde et mer bien lisses. Ils se sont assis, ont commandé, ne disent rien. Et puis il a pris un air profond, un air d’écrivain, d’attaché culturel, de frère-de, un air de film, et il s’est lancé, Pourquoi t’es parti ?
Il s’y attendait. Il le regarde. Il aspire une bouffée, reprend la question, attend encore. Et puis il improvise. Il parle, il parle trop, il parle mal, forcément, des trucs déjà dits, tellement dits, tout ça… Tout ça pour ça ! Il est quoi, huit heures neuf heures. Les gens passent sur le carrelage neuf de la promenade, inspectant, inaugurant, tournant la tête dans tous les sens, à la visite. Il lui dit que c’est tout nouveau, qu’il y avait la brousse avant ici, la terre, la terre des Kanak, le champ de course des colons, il rit sans plaisir, péniblement pédagogue, il le sent. Ils regardent les gens passer. Oui, un peu perdus quand même, ils ont l’air de marcher avec précaution, sur du ciment frais, du frais, du virtuel, un tapis roulant dans un aéroport dépaysant. Ils essaient de ne pas tomber, comme dans un chantier, comme dans un décor incertain, dit-il, fin, faisant du Poivre, toujours, avec affectation, maniéré encore, riant sans joie, déjà las, les traits par instant bizarrement pétrifiés par le décalage.
Tu sais on nous a sortis à Aman, pour manger, le soir, entre des rangées de militaires moustachus en armes et mitraillettes, comme dans Tintin L’Or Noir. On nous a trimbalés dans la ville entre des maisons en agglo pas finies, hérissées de fers à béton, des rues de blockhaus, des ouvriers qui travaillent en pleine nuit, sur des chaussées défoncées, dans des tranchées, sous des projecteurs violents, avec des soldats armés encore, jusqu’à une sorte de salle des fêtes nue, immense, en ciment gris, sinistre, avec des tables en formica, genre Kusturica, mariage manouche, sans les cuivres. Je ne me rappelle pas l’aéroport ou le repas, mais je revois encore le restaurant et l’ambiance, un peu la cantine de chez Bata, tu sais chez Bata ? À Vernon… Ou comme dans les grandes haltes obligées des autocars à Java, à deux heures du matin, éclaboussées de néons blafards, assassins, abrutis de fatigue et de moiteur, saoulés de fumées de girofle. La première escale de ma vie.
Il écoute, il regarde, un peu avachi dans son fauteuil, un air de concentration approprié , les yeux plissés, sans toucher à sa montre et à son téléphone, juste un œil. Puis il parle de Singapour, où lui il est allé tellement souvent, depuis, des fois pour trois jours, pour deux jours, à l’ambassade, au gouvernement, et qu’il a cherché à comprendre pourquoi c’était son bout du monde autrefois, son symbole, son mythe, son dada, son rêve, alors que c’était devenu ordinaire pour lui, banal, sans grand intérêt, périphérique, transit, gare de triage, missions, rendez-vous. Il ne répond pas, se tait, un peu humilié, dépouillé, allume une autre cigarette. On va aller à la cérémonie d’ouverture ensemble, hein ? Je dois voir le président du festival, le ministre, faut que je repasse à l’hôtel. Tu fais quoi ?
Il a perdu le Poivre, « un peu quand même » comme il disait perpétuellement, dans un ces tics maniaques de langage qu’il avait. Retour à l’hôtel pour se changer. Y’aura le ministre, rendez-vous à dix heures, pour l’inauguration, on se téléphone. Il l’a largué !
Ils se sont dit à tout à l’heure, à dix heures, au Festival, on s’appelle. Des centaines et des centaines de voitures. Des milliers de gens maintenant. Des queues. Personne. Un appel, des appels, des signaux qui repassent par Paris, sous la Terre, pour revenir ici à quelques mètres. Des répondeurs. Où est-il ce con ?! En plus ça me coûte cher ! Laisse ! Même plus envie de ce Poivre et de ses manières de Poivre, pas plus que de ces simagrées des Tuvalu, ni de ces guimauves de Tahiti, ni des massues des Papous, encore moins du cinéma d’OPDA… Oui !!! T’es où ??? J’te vois ! Allez… bon… Allez encore une fois, j’suis fait, faut y’aller… Le capot du téléphone claque. Il a mis un costume léger et clair, comme pour l’Afrique. Ils entrent avec la foule dans le terrain en friche de l’ancien Pentagone, de l’ancienne Commission du Pacifique Sud.
Des cases en feuillage, en peaux de niaouli, des visages, des peaux de femmes, dorées, des regards noirs, des cultures, des sculptures, des tatouages, des corps guerriers, des muscles bandés, des vahinés bandantes, des jeux, des danses. Un peu la Foire Saint Romain, à Rouen, « Le Café Cigogne ! Un café qui craque ! ». Donne-moi la main disait sa mère, mange ta crêpe, fais attention à ta barbe à papa ! Il se sent mieux. Des soutien-gorge opulents, dodus, généreux, prometteurs, distribuant des brochures océaniques, encaissant des francs Pacifiques, des minois plus chinois que samoans. Des cuisses nues luisantes, élastiques, sous des fibres séchées. Poivre le présente à une huile kanak, qu’il a vu la veille, dont il a pas le nom, endimanchée, la moustache et la touffe quasiment poudrées. Un peu esseulée. Vous vous connaissez ? Monsieur Wamytan ? Oui. Ben oui ! On s’est déjà croisé. Enchanté ! Un pilier, un cador de Kanaky, toujours frisé, sucré, phrasant, moustachant, l’héritier du liquidé leader maximo Tjibaou, qu’il annonce à Olivier.